Cela fait plusieurs jours que j’essaie d’écrire un hommage à Jean-Pierre. Mais je n’y arrivais pas. Comme d’autres, la mort de notre ami nous a beaucoup touchés. Jean-Pierre était plus jeune que moi et je n’ai jamais cru qu’il serait parti définitivement avant moi. Il y a eu beaucoup de témoignages, notamment d'universitaires, qui font l'éloge de l'apport de Jean-Pierre Sainton à la recherche historique antillaise. Je voudrais ici faire un éloge de Jean-Pierre tout à fait personnel. En effet, l'amitié qui nous a unis malgré nos grandes différences me semble avoir une portée générale, cela me fait penser à la « philia » d'Aristote (l'amitié) qui serait au fondement du lien social.
Je me souviens de Jean-Pierre jeune, militant de l’UPLG. La création de cette organisation ultra-nationaliste avait créé des divisions avec ceux qui se réclamaient encore du marxisme-léninisme. Avec d’autres comme Georges Trésor, Armand Bastide, Raoul Serva, nous avons créé Le Journal Guadeloupéen, dit Jougwa. Dannick Zandronis nous avait quittés pour créer un autre journal, Magwa. Notre but était de maintenir un espace critique au sein du mouvement national guadeloupéen. L’UPLG ne l’entendait pas ainsi et développait une attitude extrêmement agressive à notre égard. Notre local avait été dévasté et notre matériel dérobé. Jean-Pierre était dans cette mouvance. Chaque fois qu’il me rencontrait il ne cachait pas sa détestation à mon égard. C’était au tout début des années 80.
Plusieurs années plus tard, à mon grand étonnement, Jean-Pierre vint me trouver pour me dire qu’il regrettait profondément d’avoir manifesté une hostilité à mon égard et me proposa que l’on se rencontrât pour discuter. J’acceptais et depuis ce jour Jean-Pierre m’a manifesté une réelle amitié jusqu’à sa mort. Son affection était sincère. Il venait souvent chez moi pour discuter et me parlait de sa thèse : Les nègres en politique. Cela m’intéressait beaucoup parce que je me demandais comment les Noirs, enfermés dans l’espace de l’habitation, même s’ils pouvaient rencontrer des esclaves d’habitations voisines, pouvaient après l’abolition, développer un être-ensemble guadeloupéen. En effet, des esclaves de l’habitation Duval à Petit-Canal n’avaient aucun rapport avec ceux du Nord Basse-Terre. Comment pouvaient-ils alors former une communauté politique guadeloupéenne. Est-ce à partir des luttes sociales intenses dans la deuxième moitié du XIX° siècle ? Les réponses que me donnait Jean-Pierre me paraissaient pertinentes.
Un jour, il me dit qu’il ne suffit pas d’être un peuple mais qu’il faut « faire peuple ». La chose m’avait frappé et je me souviens de lui avoir parlé longuement de Jean-Jacques Rousseau. En effet, pour l’auteur du Contrat social, le contrat social ne naît pas de l’état de nature contrairement à Hobbes pour qui à l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme et le contrat social naît à partir d’une rupture avec l’état de nature. Pour Rousseau, l’état de nature est neutre et c’est dans la société que s’inscrivent les malheurs de l’homme. C’est ce qu’il nomme la « société générale » issue de l’histoire. Le contrat social est donc le passage de la société générale à celle de la volonté générale issue du contrat social. Pour les conservateurs (Maurras, Barrès.) l’identité d’un peuple n’est pas issue d’un contrat. C’est en quelque sorte une identité ethnique. Thèse qui triomphe à droite et à l’extrême droite en France en ce moment, une France qui considère que la France est blanche et catholique et qui renie en quelque sorte sa diversité culturelle. J’avais défendu au HCI qu’il ne fallait pas confondre intégration républicaine et assimilation culturelle. Le « faire peuple » de Jean-Pierre était un refus de l’essentialisation de l’identité. Ce qui de sa part était une grande avancée selon moi.
Jean-Pierre donc aimait venir chez moi pour discuter. Une fois il est arrivé alors que je m’entraînais avec mon ex-compagne à danser le tango. Il a observé longtemps et me dit que notre foulée au sol lui rappelait le taïchi. La chose m’a étonné. J’avais déjà remarqué (fréquentant l’Argentine) que les Français n’avaient pas la même foulée au sol que les Argentins. J’ai décidé de faire des recherches sur l’histoire du tango. Au cours de mes recherches j’ai découvert que le tango était une danse africaine que pratiquaient les Noirs du Rio de la Plata. Les Blancs allaient imiter le tango des Noirs. Mais Jean-Pierre ne voulait pas apprendre le tango et moi je ne m’intéressais pas au taïchi. Quand ma compagne et moi avons créé en 2009 la Casa del tango à Jarry, nous avons donné à Jean-Pierre la priorité pour ses cours de taïchi qu’il a poursuivi jusqu’à cette année.
Malheureusement, les événements au centre hospitalier de Pointe-à-Pitre avec le problème de la vaccination nous a séparés. Avec certains comme Jean Théodore (camarade Jean), Josy Saint-Martin, Georges Trésor, Rosan Mounien, Pierre Reinette et bien d’autres, nous avions publié un texte : Pour la vaccination. Nous étions donc opposés aux luttes des syndicats contre la vaccination. Un dirigeant de l’UGTG s’était même permis devant l’hôpital de nous traiter de « vermines », ce qui est un procédé fasciste. Nous n’avons pas compris que Jean-Pierre et Ary Broussillon puissent apporter leur soutien à de tels procédés. Or, au tout début du mois de juillet dernier, Jean-Pierre m’appelle pour me demander qu’on reprenne nos discussions. Je lui ai dit que j’avais quelques réserves et il m’a dit qu’il s’intéressait à la philosophie et qu’il m’apporterait son livre sur Rosan Girard. Une semaine après, dans une magnifique réunion de famille organisée par Emman Broussillon, oncle d’Ary (celui-ci est mon cousin) Ary vient s’asseoir près de moi et me demande de travailler avec lui avec un projet de livre. Je lui dis que mes divergences avec Jean-Pierre et lui sont trop grandes et que cela va être difficile. Il me répond que je me trompe et Jean-Pierre sait faire preuve de grande objectivité théorique. Peu de temps après, mon fils David me communique un long échange qu’il a eu avec Jean-Pierre par WhatsApp, et il me donne à le lire. J'ai pu constater la grande teneur théorique des propos de Jean-Pierre. Etant une communication personnelle, mon fils refuse de publier de telles échanges. Je vous communique avec l'accord de David un extrait :
« 04/07 à 09:32] David Dahomay:
Bonjour. Merci pour cette citation...Je préfère celle-ci de Césaire : je suis du côté de l'espérance, mais d'une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté.
Belle journée...
[04/07 à 09:50] Sainton J-pierre:
Ok. Mais permets-moi de dire deux mots sur l'espérance.
Bien qu'il soit un mot courant du registre poétique (voir aussi Chateaubriand Baudelaire ...) il est empreint de sémantique religieuse chrétienne.
L'espérance n'est pas un mot que j'affectionne et que j'emploie. C'est l'énergie maximale des faibles. Le poète de feu fait ici sienne la faiblesse de son peuple à genoux, position de prière.
Pourquoi je parle de faiblesse ? Parce que l'espérance est le figement de l'attentisme, le doigt sur le filament dont la Destinée tient l'autre bout du fil. On s'en remet à cette Destinée en souhaitant qu'elle vous hâle a un port secure.
L'espérance est le culte du croyant passif.
Pour autant, je ne fais pas dans le positivisme a tous crins. Je crois seulement que l'on est destiné à s'atteler a construire ce à quoi l'on croit .... Le reste est une autre affaire ».
Et c’est où j’ai compris qu’il y avait de la part de Jean-Pierre un réel souci d’échange avec nous. Et je regrette d’avoir ainsi accueilli froidement la proposition d’Ary. C’est une erreur de ma part et je fais ici mon autocritique.
Et je comprends mieux la position de Jean-Pierre. Pour lui, dans un petit pays comme le nôtre où comme dit Jacques André, l’autorégulation passe par le regard de l’autre, c’est comme si nous étions confinés et que nous avions du mal à mettre de côté nos divergences, nos inimitiés et autres choses négatives pour construire un débat intellectuel véritable seul capable de nous aider à « faire peuple ». C’est la grande leçon et le grand espoir que nous lègue Jean-Pierre Sainton. Je me décidai donc de l’appeler quand deux jours après j’apprends que la mort, cette grande faucheuse, l’avais emporté définitivement.
Et moi qui vous raconte tout cela, je dois avouer que quand les nuits sont trop noires la grande faucheuse vient me tutoyer à l’oreille. J’ai décidé que si cela arrive une autre fois, je sortirai de mon lit, ferai deux pas en avant très au sol en pensant à Jean-Pierre, retardant ainsi la victoire définitive de cette grande faucheuse.
Jacky Dahomay.
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